Lors du dernier conseil municipal, la majorité a proposé que la ville mette en place le barème de l’arbre. Ce barème consiste, à partir de différents critères, à fixer une valeur pécuniaire à chaque arbre présent sur le territoire de la commune. L’objectif affiché et revendiqué : valoriser et protéger les arbres. Si tout cela semble de bon sens, en y regardant de plus près cette démarche est extrêmement contestable et nous a amené à voter contre. Pourquoi ?
Retrouvez l'intervention de Claire Lepan et de Denis Duperthuy lors du conseil municipal
La majorité nous explique que cela permettra, en cas de travaux de voirie ou de construction, de mieux protéger les arbres périphériques au secteur en chantier d’éventuelles dégradations, en responsabilisant les entreprises. S’ils abîment un arbre, ils sauront alors ce qu’ils devront payer !
En économie, on parle d’externalités négatives lorsqu’une activité économique (ici le BTP) génère des dégradations involontaires (le fait d'abîmer un arbre). Les néolibéraux expliquent alors que pour responsabiliser l’entreprise, il suffit de donner un prix à ces dégradations et de faire payer l’entreprise. (On internalise dans le prix ou la taxe, l’externalité). Cette logique c’est celle du “pollueur-payeur”, du marché des droits à polluer, etc. Il faut RESPONSABILISER les entreprises ! L’incitation est alors PRIVILEGIÉE contre la norme (l’interdiction, la réglementation).
Sauf qu’en économie, quand il existe un risque (ici de dégradation et donc d’avoir à payer pour remplacer l’élément abîmé), les entreprises vont chercher à se couvrir contre le risque, en s’assurant par exemple (quand on prend une assurance, on espère ne jamais avoir à l’utiliser, mais elle surenchérit le prix). Elles vont donc augmenter le prix des chantiers. Si, comme c’est le cas à Annecy, le marché de l’immobilier est extrêmement porteur, le risque est grand que le surcoût du prix de la mort d’un arbre soit directement impacté sur les prix de l’immobilier. En cela, l’assurance se transforme en droit à détruire, puisqu’on pourra remplacer… De la RESPONSABILISATION individuelle on passe à une forme de DERESPONSABILISATION à la destruction des arbres (avec d’ailleurs un auto-contrôle fait par les entreprises)
La monétisation du vivant a commencé dans les années 1960 avec ce qu’en économie on a appelé la seconde école de Chicago, des économistes néolibéraux autour de figures comme G. Becker qui vont mettre au point la “théorie du capital humain”. Cette théorie se pose à la base une question : qu’est-ce qui justifie la différence de rémunération d’un salarié à l’autre ? Là où Marx répondait lutte des classes et rapport de force et où Keynes répondait convention collective et délibération démocratique (les fameuses conventions collectives de branches), Becker va expliquer que l’origine des inégalités n’est pas socialement construite mais résulte de choix, d’arbitrages individuels. Plus l’employé est formé, possède des savoirs et savoir-faire, donc plus il est doté en capital humain, plus sa productivité horaire augmente, et donc plus son salaire est élevé (chez les néolibéraux le salaire est directement relié à la productivité). Pour étudier, se former, l’individu dépense de l’argent qu’il espère “rentabiliser” en salaire futur plus élevé. Ainsi, pour les néolibéraux, c’est à l’individu que l’on peut donner un prix (la valeur de son patrimoine de connaissances et de savoir-faire) et ce prix est un choix individuel rationnel de se doter ou non en capital (en patrimoine) humain. Il s’agit dans tous les textes néolibéraux bien de montrer qu’en fait cela permettrait de “protéger et valoriser” les individus… La réalité est malheureusement toute autre. Le fait de donner un prix aux salariés va conduire à la gestion des “ressources humaines” qui, en cas de licenciements, se retournent toujours contre les salariés en interrogeant leur dotation en capital humain.
Par la suite, la théorie du capital humain ayant ouvert la voie à une philosophie de la financiarisation du vivant (tout être vivant y compris les humains ont un prix), on va voir fleurir des travaux plus ou moins fantaisistes concernant le fait de donner un prix à tout… y compris aux arbres !
Les arbres seraient intrinsèquement dotés de capital selon l’espèce, l’emplacement, la taille, etc… qui lui donne un prix (évidemment jamais personne n’interroge les critères et la grille de rémunération associée à ces critères). Le barème de l’arbre est typiquement dans cette logique néolibérale : tout a un prix et on protège et valorise ce qui aurait le plus de prix.
Nous contestons la philosophie de ces approches néolibérales qui nient la capacité d’une collectivité à tout simplement utiliser les outils réglementaires (PLU, classements…) pour protéger les arbres plutôt que de compter sur la responsabilisation individuelle qui conduit à l’incitation destructrice. Le prix d’un arbre qui a des décennies, ça n'existe pas.
Les platanes de l’avenue d’Albigny n’ont pas de prix tout simplement parce qu’ils font partie de l’histoire, de l’environnement, de notre ville. Il n’existe pas de marché de l’arbre d’Albigny car chaque arbre est unique pour ce qu’il est, mais aussi et d’abord pour ce qu’il représente aux yeux de la population et par l’histoire qui l’a amené jusque-là. Vouloir donner un barème de l’arbre, c’est ouvrir la voie à la déresponsabilisation, un droit au saccage.
Tout ne se résout pas sur des marchés économiques, dans des logiques marchandes. Les néolibéraux ont voulu marchandiser l’ensemble du vivant. C’est une aberration du monde d’avant. Croire que l’on gère un “stock” d’arbres présents sur le domaine public comme on gère un stock de vêtements c’est nier l’essence même du vivant, le temps qui passe. Au mieux cela n’a aucun sens et ne change rien, au pire cela donne une incitation aux saccageurs à moins respecter le vivant puisqu’on pourrait le “remplacer” à cout de milliers d’euros.
Le mouvement "Les Annéciens"